Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
strasbourg, mai 2005 – paris, janvier 2006

Mario Caroli
portrait d'un flûtiste

Personnalité incontournable de la musique contemporaine, le flûtiste Mario Caroli, qui défend ardemment la musique d’André Jolivet de par le monde, est un interprète recherché par de nombreux compositeurs qui lui dédient certaines de leurs œuvres. Outre son activité de concertiste, l’artiste est également pédagogue…

le flûtiste italien Mario Caroli photographié par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Comment la musique a-t-elle commencé, pour vous ?

La musique et la flûte ont commencé en même temps. Ou plutôt, c'est la flûte qui m’a ouvert la musique. Je m'y suis mis relativement tard, puisque j'avais treize ans. À l'école, le professeur de musique me trouvait des qualités artistiques, un sens rythmique développé, etc. ; c'est lui qui m'a encouragé à m'inscrire au conservatoire. Ma famille n'était pas vraiment d'accord, parce qu'elle espérait que je suive le même parcours que mes frères aînés, à savoir une école supérieure et l’université, ce que j'ai fait aussi. Ma mère n'aime pas les modes ; elle craignait que je fasse de la musique comme beaucoup de gens le font, c'est-à-dire comme une passade. Ayant fait de la flûte à bec, j'imaginais la flûte traversière comme un instrument plus parfait ; il me paraissait évident que si je me mettais à faire vraiment de la musique, ce serait par la traversière dont la sonorité me charmait. Le professeur m'a mené dans la classe de flûte du conservatoire de Monopoli, près de Bari, dans les Pouilles. J'ai pris un premier cours… et voilà !

Comment est venu l'attrait pour le répertoire d'aujourd'hui ?

La découverte de la musique moderne s'est faite également au conservatoire. L'autre professeur de flûte est venu un jour nous chercher, ma prof' et moi, pour aller écouter dans sa salle quelqu'un qui jouait le Chant de Linos de Jolivet ; ce fut un véritable choc. À partir de là, j'ai grandi avec l'idée de jouer un jour cette pièce redoutable. Plus tard, quand j'ai commencé à jouer Messiaen, Jolivet, Martinů, Martin – des morceaux qui sont des points de repères pour les flûtistes –, j'ai voulu pousser plus loin mes limites de la modernité. Arrivé à Jolivet, je me demandais ce qu'il pouvait bien y avoir au-delà, et ainsi de suite. Pas à pas, de façon progressive, j’ai découvert Sciarrino, Berio, Bussotti, Ferneyhough. Mais dans l'approche de cet univers, le conservatoire ne m'offrait pas le soutien pédagogique nécessaire. Se frotter à de telles œuvres m'apparaissait donc utopique. Après cela, j'ai rencontré Annamaria Morini, flûtiste très connue en Italie pour son dévouement au répertoire contemporain et pour ses qualités de pédagogue. Elle a créé une école pour aider les jeunes à pénétrer cette musique. Immédiatement après l'obtention de mon diplôme, j'ai commencé à travailler avec elle, découvrant la possibilité d'un rapport direct avec la création. Bien sûr, il y avait les cours à proprement parler, et elle était exigeante avec la technique, mais il y avait aussi les concerts qu'elle donnait, la lecture de partitions conçues pour elle, etc. Soudain, la musique contemporaine devenait réalité, je pouvais enfin y entrer ! Je suis resté auprès d'Annamaria Morini quatre ans, jusqu'à mon diplôme de soliste.

Dans la même période, j'ai gagné le prix Kranichsteiner à Darmstadt et, rapidement, la carrière a commencé. Mon parcours s'est alors fait très personnel, avec un épisode assez radical dans mes choix de programme où, sauf quelques exceptions, je voulais servir la musique contemporaine avant tout. C'est plus tard que je me suis à nouveau tourné vers l'ensemble du répertoire, l'idée qu'il y ait des spécialistes de telle partie de la musique ne me satisfaisant pas du tout. On peut facilement ghettoïser la musique contemporaine, ce qui ne me plait pas. Je suis content de voir qu'ici et là, les programmations s'ouvrent dans plusieurs directions, par des portraits croisés d'un compositeur vivant et d’un compositeur du passé, etc. Il me semble qu'une plus ferme conscience de la continuité historique y participe, rappelant au public que la musique d'aujourd'hui n'est pas surgie du néant, qu'elle a une mémoire. De même, à une certaine époque, l'interprète spécialisé dans cette période avait à supporter de grandes calomnies ; beaucoup disaient de lui qu'il manquait de technique, de sonorité, qu'il était incapable de jouer juste, qu'il ignorait ce que musicalité pouvait bien vouloir dire, et une foule d'autres sottises de ce genre. Heureusement, nous en sortons ! On peut fort bien jouer Pierre Boulez et Marin Marais si l'on possède une technique sûre et une sensibilité flexible. Personne ne trouve rien à redire que l'on joue Bach et Brahms dans le même récital, n'est-ce pas ? Accusant la même distance chronologique, il n'est pas plus absurde de faire Beethoven et Ferneyhough. Ces choses ont évoluées. Il est temps que les gens comprennent que la musique contemporaine n'est pas une monade isolée du reste du monde. Elle est au contraire l'expression du monde qu'ils vivent. On dirait oui aux progrès technologiques, à l'invention d'organes artificiels, à Internet, et non au fait que la musique et ses procédés changent ? C'est absurde. Croyez-vous qu'il puisse y avoir une fracture entre l'art et la vie ? Mon expérience m'a fait précisément vérifier le contraire.

Ayant abordé très tôt la musique d'aujourd'hui, sans doute vous paraît-elle aussi naturelle que celle du passé ?

J'ai joué Ferneyhough à vingt-et-un ans : comment voulez-vous que cet univers me soit distant ?! Jamais je n'ai vécu de difficulté à passer de Schubert à Ferneyhough ou de Saariaho à Vivaldi. La notion d'interprétation fait encore trop défaut dans la musique moderne ; c'est dans cette voie que je m'investie beaucoup. Car à force de se préoccuper de vaincre la réelle difficulté des partitions, on oublie de se saisir des œuvres. La précision ne suffit pas. Elle est indispensable à rendre compte fidèlement de l'esthétique de chaque compositeur. Mais lorsque sont absorbés les mondes de Sciarrino, de Nono, de Berio, une nouvelle génération d'instrumentistes, bénéficiant de l'expérience de leurs prédécesseurs, se devrait de s'affranchir en affirmant un acte nettement interprétatif dans ce répertoire. Lorsqu'un élève m'apporte une partition contemporaine, on la travaille comme s'il s'agissait d'un concerto de Mozart, avec le même souci de la sonorité, de l'attaque, etc. Ce pour dire, à l'inverse, que ce n'est pas parce que les opus de Bach, de Schumann ou de Mozart sont connus qu'on peut oublier de s'ingénier à une aussi grande précision que lorsqu'on aborde Boulez !

Mario Caroli, flûtiste, photographié par le musicologue Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Vous avez rencontré Manuela Wiesler ; quelle influence a-t-elle eue sur votre art ?

Je n'ai rencontré que deux fois Manuela Wiesler. Je n'ai jamais été son élève. Notre relation s'est soudée à travers une correspondance suivie. Sa manière de transfigurer les pièces qu'elle joue, telle qu'on peut l'appréhender dans ses enregistrements, m'a énormément apporté. Son jeu s'est toujours emparé de ce qu'elle approchait, quelque soit l'œuvre, une création ou un morceau connu du répertoire. N'est-ce pas la seule vraie définition de l'interprète ? Quelqu'un qui a la capacité de transformer une pièce en s'y superposant discrètement, pour en révéler plus encore des aspects insoupçonnés. Il ne s'agit pas de s'y montrer, non, mais au contraire de disparaître derrière ces nouveaux aspects. Comme en chimie : le révélateur montre sans exister véritablement. L'interprète a des yeux pour voir ce que les autres ne voient pas. Cette capacité de Manuela m'a toujours fasciné. Elle m'a fait découvrir et aimer des pages qui, au départ, ne m'intéressaient pas. Nous sommes deux flûtistes très différents qui ne jouons certainement pas d'une manière comparable ; aussi, je vois en elle plus une musicienne qu'une flûtiste. Sa technique a toujours été au service d'autre chose que de montrer une belle sonorité, une technicité brillante, toutes ces vertus extérieures qui, au fond, importent peu. Son influence se situe au-delà du seul univers de la flûte. Plus que l'admiration et le respect que j'ai pour son travail, l'exemple de sa vie, le fait qu'elle ait beaucoup voyagé, menant des projets ici et là, m'ont influencé, c'est certain. Elle véhicule une manière de concevoir, de comprendre la vie, une conscience de l'impermanence des choses et du monde. La musique a toujours été une discipline que j'ai prise au sérieux ; si évidemment importante qu'elle soit pour moi, elle aussi passe. Le moment est donc primordial, sans qu'il soit nécessaire de revenir sur ce qui est passé. Quand c'est fait, c'est fait ! Cette idée permet également d'atténuer l'angoisse de la performance. Lorsque l'on est sur scène, le passé intervient à travers la préparation de la musique à jouer, bien sûr, et il y a le présent, c'est-à-dire le fait de jouer, là, pour un public donné – e basta ! Lorsque vous avez un rendez-vous important, si vous vous dites « je vais m'habiller comme ceci, je dire ceci, ne pas dire cela, parler comme ceci, regarder comme cela, faire ainsi et pas comme ça… », au bout du compte, vous ne faites rien de ce que vous aviez prévu, parce que vous n'êtes pas une machine ; mais ce qui a été exprimé, avec autant d'imperfection qu'il vous en paraisse, est sans conteste habité d'une plus grande vérité. Pour un concert, on prépare l'œuvre à jouer, certes ; mais quand l'on entre en scène, rien que le contact avec le public (qui est toujours différent) va immanquablement changer la donne. Alors, il faut être prêt et se laisser faire par l'instant sans croire qu'on le saisisse jamais.

Le fait que les enregistrements de Manuela Wiesler aient toujours été des prises directes, en une seule fois, fut un exemple pour moi, et c'est de cette même manière que je travaille aujourd'hui. Je trouve cela plus juste, plus authentique, que de refaire par petites touches. Un enregistrement devrait être comme un concert, avec la tension de la concentration du début à la fin, la gestion de l'énergie, la cohérence et la logique interprétative. Sciarrino m'a convaincu d'enregistrer, mais je fus longtemps hostile à cette pratique. Car la musique est tellement vivante, et seulement dans le moment où le son est produit, qu'une prise me semblait totalement contradictoire, d'autant pour quelqu'un qui a toujours accordé une importance essentielle à la présence scénique de l'interprète. Après que j'aie imaginé de publier des captations de concerts, Sciarrino m'a suggéré d'enregistrer en jouant comme si c'était un concert. Finalement, c'est dans cet état d'esprit que je fais chaque disque. Cela dit, il ne me viendrait pas à l'esprit d'offrir l'un de ces disques à quelqu'un que j'aime ; cela n'aurait pas de sens, car lorsqu'on enregistre, on ne peut avoir d'intention particulière pour quelqu'un. À l'inverse, inviter cette personne au concert, et pouvoir, au fond de moi, lui adresser ce que j'y joue, sachant qu'elle est là, qu'elle écoute, que je peux même la regarder : là, il y a du sens, un vrai don.

Comment s'est passée votre intervention live dans le spectacle de Trisha Brown ?

Ce n'est pas ma seule expérience avec la danse, mais c'est assurément la plus belle que j'aie pu vivre. Dans la première des deux pièces de Sciarrino que j'y joue, il y a l'idée d'un rythme intérieur assez libre, même si le rythme effectif est bel et bien écrit, précisément. Lorsqu'on travaille avec des danseurs, il est hors de question de les soumettre aux aléas d'un rythme intérieur qui diffère forcément à chaque instant. Du coup, il faut entrer dans une autre conception du rythme, en étant fidèle au principe chorégraphique – qui, du reste, émane du rythme de l'œuvre. Lorsque je joue, j'ai besoin de bouger. Ce n'est pas un choix, une envie, un goût : cela se fait tout seul. Irrésistiblement mon corps suit la musique, de telle sorte que, dans les passages extrêmement complexes techniquement, je dois lui imposer une relative immobilité, sinon ils deviennent encore plus difficiles. La première fois que Trisha Brown m'a vu jouer, elle a demandé aux danseurs de s'asseoir et de me regarder. Elle trouvait naturelle la mobilité de mon corps avec cette musique. Du coup, ma respiration, celle de la chorégraphie et celle des danseurs interfèrent harmonieusement. C'est donc une expérience à la fois délicate et exaltante. Aujourd'hui, lorsque je joue ces pièces en concert, il m'apparaît que la conscience formelle que j'en ai se trouve renforcée, peut-être même approfondie, par ce travail.

Bertrand Bolognesi photographie le flûtiste Mario Caroli à Strasbourg
© bertrand bolognesi

Certains compositeurs travaillent étroitement avec l'interprète pour concevoir la pièce qu'ils lui écrivent, partant que les influences sont alors partagées. Vos collaborations se passent-elles ainsi ?

Je suis sûr que travailler directement avec le compositeur est indispensable pour acquérir la flexibilité nécessaire à l'interprétation. Tous les compositeurs, sans exception – ceux d'aujourd'hui, donc pourquoi pas ceux d'hier ? – ont besoin de l'avis de l'interprète, de ce qu'il peut apporter à une œuvre et qu'ils n'avaient pas forcément imaginé, d'une façon de s’en saisir qui, parfois, ira jusqu'à renouveler leur pensée et générer d'autres pièces. La rigidité, c'est la mort de l'interprétation, et sans interprétation, nulle musique. J'ai besoin de rencontrer ceux qui ont écrit ce que je prétends jouer, de confronter ma vision des choses avec ce qu'ils ont voulu faire, dire, faire entendre. Mais avant d'aller montrer ma manière de jouer sa pièce, je dois me sentir totalement irréprochable avec un certain niveau de connaissance de la pièce, c'est-à-dire de parcourir déjà tout ce que l'on peut parcourir seul, sans connaître l'auteur. Après, je peux recevoir ce qu'il me dira, parce que j'aurai un certain vécu avec la partition. Sans cela, je n'aurais jamais pu approfondir trois heures durant Doloroso avec Kurtág, par exemple ; c'était une confrontation très active, dans les moindres détails, sur une page de quelques minutes à peine. Il ne m'est jamais arrivé de rencontrer un compositeur qui me dise : « je veux ça et comme ça » et point final. Il y a toujours un échange plus ou moins fructueux selon la personnalité. Lorsqu'un musicien est encore dans la phase d'écriture, je préfère me mettre de côté et interférer le moins possible. Dans ce cas de figure, l'influence que peut avoir l'interprète est rarement positive, car ses tics instrumentaux peuvent entraver l'imaginaire du créateur, le désir de virtuosité détourner sa réflexion, etc. Libre au compositeur de m'appeler pour me demander ceci ou cela pendant son travail : je suis toujours là pour répondre, partant que c'est dans cette réponse que se limitera mon intervention, tant que la pièce n'est pas achevée. Dans ce même esprit, je ne réclame pas de voir la pièce avant qu'elle soit finie – je prie juste les compositeurs de finir à temps, parce qu'il m'est arrivé de ne recevoir des partitions très complexes que deux jours avant le concert, et c'est proprement infernal (rires) ! D'ailleurs, je n'aimerais certainement pas que le compositeur vienne m'écouter répéter avant que je ne m'estime parfaitement prêt. Ma préparation est solitaire, je n'en livre l'accès à personne. Le travail de l'artiste – qu'il s'agisse d'écrire une œuvre ou de l'interpréter – est trop personnel pour cela.

Quels compositeurs vous sont les plus chers ?

Je connais évidemment plus ceux qui écrivent pour la flûte, parce qu'ils me donnent la possibilité d'entrer plus profondément dans leur esthétique. Il s'agit bien de toucher la musique de ses propres mains ; le jugement de l'écoute et celui de la pénétration sont incomparables. Depuis dix ans, je suis lié à l'œuvre de Sciarrino. Il a complètement réinventé la flûte, manipulant génialement l'instrument, sans doute au point d'en créer un autre, nouveau et totalement imaginaire, qui se réalise à travers la flûte. La première fois que je l'ai rencontré, je jouais Hermès dont j'essayais consciencieusement de réaliser toutes les harmoniques ; Sciarrino m'a dit : « ça, c'est de la flûte ; mais moi, même si tes harmoniques se superposent un peu, je veux entendre un son qui ne soit pas de la flûte ». Alors, on a travaillé. J'ai une véritable passion pour l'œuvre de Kaija Saariaho qui a beaucoup écrit pour flûte et dont j'ai tout joué, du Concerto aux musiques de chambre et aux pièces solistes. D'ailleurs, j'ai l'habitude de travailler tout ce qu'un compositeur qui me tient à cœur a écrit pour mon instrument. Je m'y plonge complètement, avec passion. Kaija fait une chose inouïe avec la flûte, osant aller au delà de l'instrument, franchir certaines barrières. Son monde sonore possède une poésie qui m’émeut. J'aime beaucoup la radicalité de Ferneyhough, bien que sa flûte soit peut-être plus traditionnelle. Son expression est tant paroxystique qu'elle donne à penser que l'on doive faire exploser la flûte ! J'admire son extrême densité, mais aussi la complexité mathématique de son écriture qui pourtant fait sonner la musique de façon étonnamment organique. Les sonorités raffinées qu'exploitent les pages d'Ivan Fedele me charment beaucoup également, ou encore le travail de Stefano Gervasoni, les recherches excitantes de Marco Stroppa avec l'électronique, l'énergie incroyable de l'écriture de Bruno Mantovani. Chez les anciens, la poésie d'André Jolivet m'interpelle énormément. En France, on garde une fausse idée de lui, qu'on lie à un certain académisme ; pourtant, il n'est qu'à écouter sa Sonate pour flûte et piano de 1958 pour relever, dans la dureté et la violence, une étrange parenté avec le jeune Boulez. Je défends beaucoup la puissance et la modernité de la musique de Jolivet que j'estime encore mal connue. Enfin, j'adore Vivaldi pour son côté visionnaire qui me fascine. En fait, je m'attache à ce qui a le courage d'affirmer : « voilà ce que je suis, ce que je fais, e basta ! ».